Toutes les peurs viennent de l'enfance, pour la châtier, pour l'empêcher d'aller son cours. Tous les enfants connaissent la peur d'une connaissance intime, personnelle - mais pendant longtemps elle ne les atteint pas dans leur enfance. Ils la contournent, ils la frôlent et même ils jouent avec.
Tu as peur des insectes et des uniformes, des mauvaises notes et des chiens, tu as peur des revenants. La peur est comme une avancée du monde adulte dans ton enfance. Elle a sa place, elle a ses heures, elle a ses lieux. Mais elle ne t'arrête pas. Tu tombes, tu as peur de tomber ce qui fait que tu tombes, et puis tu te relèves, tu tombes et la seconde d’après tu éclates de rire.
La joie est encore plus forte. Le goût de vivre pour vivre [...] La peur n'est plus comme hier dans le monde, dans les dorures d'une légende ou dans les recoins d'une rue. Elle est maintenant dans l'esprit des adultes. dans le sang de leur sang, dans le cœur de leur cœur.
Elle les mène de part en part, elle est enfin venue à bout de l'enfance infatigable. Elle fait les mariages tristes - par peur de la solitude. Elle fait les travaux de force - par peur de la pauvreté. Elle fait les vies absentes - par peur de la mort. Quand elle descend sur l'enfance, la peur s'évapore aussitôt. Quand elle descend sur les adultes, elle reste, elle s'entasse. On dirait de la neige, une neige qui ne tomberait pas sur le monde mais sur l'esprit.
La peur qui entre dans un cœur d'adulte rejoint la peur qui y était déjà. Elle s'effondre en elle-même, elle s'ajoute à elle-même comme de la neige grise. Alors tu ne bouges plus. Alors tu t'interdis de bouger sous la neige sale, tu ne sors plus de chez toi, de ton mariage, de ton travail, de tes soucis. En resserrant ta vie tu cherches à diminuer le champ de la peur, à ralentir l'avalanche grise.
Christian Bobin