
- C’est un processus qui commence à la naissance, mais il y a des étapes symboliques : à 60 ans on reçoit la carte senior et on a des réductions au cinéma, dans les trains ! On parle non seulement du troisième âge, mais du quatrième, voire du cinquième âge. Ma génération est une génération qui va vieillir longtemps et pas de la même façon que nos parents et grands parents qui ont connu les guerres. Nous n’avons pas les mêmes habitudes alimentaires, et nous faisons du sport. Nous sommes de la génération de la psychanalyse et des psychothérapies. Nos parents ne se préoccupaient pas tellement d’eux-mêmes, nous avons appris à prendre soin de nous.
- Nous avons peur de vieillir dans de mauvaises conditions. Le regard que notre société porte sur le grand âge est désastreux. Il faut affronter ces peurs, les traverser, et découvrir tout ce que la vieillesse apporte de positif : ce n’est pas du tout une utopie puisque j’ai rencontré des personnes très âgées et heureuses.
- Oui, beaucoup d’inconnus, mais aussi des personnalités dont Soeur Emmanuelle, décédée à presque 100 ans. Voilà une femme dont on peut dire qu’elle avait une vraie jeunesse intérieure, un visage qui pétillait de vie et de joie. Elle a fait quelque chose de sa vie, elle est en paix avec son existence. C’est quelqu’un qui avait une grande foi en Dieu, et en l’homme.
Ce sont ces deux qualités qui l’ont aidée à bien vieillir. Ces vieillards magnifiques ne se regardent pas eux-mêmes ; ils regardent vers le monde et vers les autres. C’est une des grandes clés.
- Enormément ! Ce qui attire, c’est que ces personnes sont dans la disponibilité, l’écoute, elles ont une épaisseur de vie, elles sont capables de regarder les choses de haut, et avec bienveillance. Le regard bienveillant, c’est quelque chose dont notre monde a besoin.
- Une déchéance pour certains, mais j’ai découvert des personnes qui, au contraire, sont finalement heureuses dans leur fauteuil roulant ; elles prennent ça avec humour en se disant que c’est agréable d’être porté ou poussé par les autres, comme le sont des personnages importants sur des palanquins. Je pense à cette personne complètement dépendante, paralysée : « J’ai fini par aimer ma dépendance. » Elle avait retrouvé le plaisir que tout être humain a connu quand il était enfant, nourrisson. Ces façons de retourner les situations sont très intéressantes, elles nous montrent qu’aucune situation n’est désespérée.
- Oui, l’apôtre Paul écrit : « Tandis que notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » Je l’ai observé auprès de personnes mourantes.
Leurs corps étaient effectivement en ruine, mais elles avaient une vitalité intérieure totalement surprenante, comme si elles allaient accoucher d’elles-mêmes.
- Dans ma génération, personne n’a envie de terminer sa vie dans une maison de retraite. Même si certaines sont plus humaines que d’autres, malgré tout ce sont des institutions dans lesquelles les règles de l’institution priment sur le rythme de la personne. On vous impose des horaires de lever, de toilette, de repas. Le rythme et l’intimité de la personne sont peu respectés. Et puis il y a aussi cet ennui, un sentiment de solitude. Beaucoup de personnes de ma génération réfléchissent à des structures nouvelles. Je cite l’expérience de la maison des Babayagas à Montreuil, un foyer logement autogéré, créé par des femmes. Je trouve que c’est un crève-coeur que de se séparer de quelqu’un sous prétexte qu’il devient dépendant. La structure à inventer doit prévoir de la garder jusqu’au bout. Je cite aussi le béguinage, cette structure du Moyen-Âge qui rassemblait des veuves (les femmes vivaient plus longtemps que les hommes) dans des maisons côte-à-côte. Elles avaient leur espace privé, mais créaient aussi une communauté avec des activités communes, jardinage, offices religieux, réunions pour parler. Espace privé et temps de vie communautaire, c’est ce qu’ont aussi les centenaires de l’île d’Okinawa. Il faut aussi que ce soit ouvert sur l’extérieur, parce qu’il ne s’agit pas de créer comme aux Etats-Unis des grands ghettos pour vieux.
- On nous annonce un tsunami Alzheimer : les chiffres parlent d’eux-mêmes. Il y a 160.000 nouveaux cas par an. C’est préoccupant. J’émets l’hypothèse que si cette maladie se développe de manière aussi rapide, c’est parce que nous sommes dans une société qui dénie le vieillissement et la mort. Ce déni créerait une telle angoisse que l’on pourrait se demander si la personne ne s’absente pas du monde, la maladie fonctionnant comme un refuge permettant de ne plus être présent.
- Oui, dans la mesure où elle est vécue comme une vraie confiance dans la vie qui vous porte.
On a le sentiment de ne pas être abandonné. Cette conviction que l’on est porté par quelque chose qui nous dépasse, certainement ça aide à bien vieillir. J’ai constaté que des personnes sans religion étaient très sereines parce qu’elles avaient fait cette expérience d’être portées par quelque chose qu’elles ne savaient pas nommer.
- Les habitudes alimentaires comptent énormément. On sait que la frugalité permet de bien vieillir, mais ce n’est pas seulement une question matérielle. Déjà Cicéron (106-43 av. JC) écrivait dans son De Senectute (La vieillesse) : « Il ne suffit pas d’être attentif à son corps ; il faut davantage encore s’occuper de l’esprit et de l’âme. » Le grand âge et le vieillissement sont un enjeu économique et sociétal. Notre génération a vraiment une responsabilité, celle de montrer que l’on peut bien vieillir. Car si nous ne montrons pas cela aux générations qui viennent, je crois que nous allons vers une catastrophe.
Propos recueillis par François SERGY rédacteur au magazine Certitudes (article figurant au numéro 241 de cette revue)

