Le 9 novembre 1244, Rûmî, maître soufi déjà estimé, voit sa vie basculer. « Comment aurais-je pu savoir qu’une crue soudaine m’emporterait ? », écritil. Alors qu’il se promène avec ses disciples dans le bazar de Konya, en Anatolie, il est interpellé par un derviche errant. L’homme à l’allure hirsute lui demande : « Qui, entre le prophète et Bayazid, a atteint la plus haute station spirituelle ? » Bayazid est un mystique soufi controversé car il déclarait dans ses moments d’extase être Dieu lui-même. « Il n’y a personne dans mes vêtements à part Dieu », proclamait-il.
Rûmî, théologien accompli et prêcheur à la mosquée, répond que c’est évidemment le prophète qui a la position la plus haute. Cependant Shams, le derviche étrange, le questionne sur la raison qui fait que le prophète parle à Dieu comme à un être extérieur, alors que Bayazid dit que Dieu est en lui. Rumi est ébranlé… il s’évanouit. À partir de là, il s’initie auprès de Shams à l’audition mystique, qui permet de tomber dans des états d’extase. Le maître soufi fait alors l’expérience directe d’une réalité invisible qu’il voit, entend, sent, goûte et touche. « Pour Shams lorsque nous faisons l’expérience de l’audition mystique, nous réveillons les sens de l’âme », informe Leili Anvar, maître de conférences en littérature persane et auteure de Rûmî, la religion de l’amour.
Une bascule dans l’extase
Rûmî, Djalâl-Din Muhammad Balkhi de son vrai nom, est né le 30 septembre 1207 à Balkh, dans l’actuel Afghanistan. Sa famille, vouée à la spiritualité, quitte la région devant la menace mongole et voyage avant de s’installer à Konya, dans l’actuelle Turquie. « Son père, un théologien et mystique exceptionnel, l’initie à la fois à la théologie, puisqu’il sera très tôt entraîné à prêcher à la mosquée, mais également à l’ascèse et aux méthodes classiques du soufisme », confie Leili Anvar à BaglisTV. Si bien que lorsque son père meurt, tout le monde s’attend à ce que Rûmî le remplace.
Le jeune homme, considérant qu’il n’est pas assez mûr, choisit toutefois de devenir disciple d’un nouveau maître qui, au bout de neuf ans, l’envoie vers un troisième enseignant. Rûmî est ainsi arrivé à un haut degré de formation lorsque Shams se révèle à lui et leur rencontre est marquée d’un amour spirituel réciproque : l’un attend un envoyé divin, l’autre un disciple à qui confier son secret. Rûmî se retire alors de ses fonctions afin d’être initié par Shams à l’audition mystique, de laquelle découle la danse mystique : le samo. C’est un mouvement spontané dû à l’état d’extase, qui sera, par la suite, chorégraphié et pratiqué par les derviches tourneurs. « Je pense que Shams a permis à Rûmî de faire une expérience théophanique, c’est-à-dire l’expérience d’une révélation divine », propose la spécialiste.
Un grand mystique
« Dans l’audition mystique, les voiles qui sont posés sur l’âme et qui couvrent la vision spirituelle se lèvent. D’une certaine façon, l’âme se donne dans toute sa nudité », indique Leili Anvar.
Apparaissent alors des sensations précises, tangibles, qui ne sont pas présentes à l’état normal. C’est pourquoi Rûmî, dans ses poèmes, ne cesse d’évoquer des visions et des auditions particulières, des olfactions et des goûts spécifiques, des sensations de toucher.
Il a des fulgurances visionnaires. Il sent des parfums qui varient selon les expériences spirituelles qu’il traverse. « Ceci a ensuite été catégorisé dans des traités de mystiques qui indiquent clairement que chaque parfum correspond à un état particulier de l’âme, à une présence particulière d’un aspect du divin », explique Leili Anvar.
Et bien sûr, le goût occupe une place de choix car pour les traditions soufies du vécu, et non juste philosophiques, les réalités spirituelles doivent être véritablement goûtées.
« Le règne de l’amour est venu et mon règne devint éternel » , écrit Rûmî, qui tente de transmettre l’expérience totale à laquelle il a accès, par la poésie. Toujours est-il que Shams a fini par disparaître, comme il l’avait annoncé, ce qui plonge Rûmî dans un profond désespoir. Mais c’est ce départ qui fait de lui le maître soufi, le plus grand poète mystique de la littérature persane. En effet, devant l’absence de l’aimé, Rûmî ne cesse d’entrer en extase et de composer ses plus grands poèmes – plus de 120 000 vers au total. Rûmî, qui meurt le 17 décembre 1273, est considéré comme l’un des plus grands mystiques de tous les temps.
EXTRAITS DE POÈMES DE RÛMÎ
« Quand tu connais la définition de toi-même, enfuis-toi loin de cette définition, afin de parvenir à celui qui n’a point de définition. »
« Ainsi l’être humain est une auberge. Chaque matin, un nouvel arrivant. Une joie, un découragement, une méchanceté, une conscience passagère se présente, comme un hôte qu’on n’attendait pas. »
« Ta tâche n’est pas de chercher l’amour, mais simplement de chercher et trouver tous les obstacles que tu as construits contre l’amour. »
« Telle la goutte d’eau qui porte en elle tout l’océan, notre danse reflète et voile à la fois les secrets du cosmos. Si nous sommes la même personne avant et après avoir aimé, cela signifie que nous n’avons pas suffisamment aimé. »